Soldats prisonniers à Tambov

Texte paru dans le Giessen Infos n°32 de mars 2019, rédigé par Michèle Barthelmebs avec l'aide de Charles Lutz, membres du Giessen.
Sur la base des témoignages de Charles Schott et de Frédéric Muthig, derniers survivants des 22 incorporés de force dans la Wehrmacht puis prisonniers dans ce camp soviétique durant la seconde Guerre mondiale, originaires de Plobsheim.  
Avec nos remerciements chaleureux.

 

Comment sont-ils arrivés dans ce camp ?

Après la capitulation de la France en 1940, l’Alsace et la Moselle furent annexées à l’Allemagne sans aucun accord international. Puis ce fut la germanisation forcée et les jeunes de 17 à 25 ans furent appelés au Reichsarbeitdienst ( service de travail obligatoire), en fait une préparation militaire.

En 1942, le Gauleiter Wagner, responsable de l’administration nazie en Alsace, décrète l’incorporation de force de ces hommes dans la Wehrmacht, l’armée allemande. La plupart des habitants ne voulait pas de cela. De nombreux hommes avaient passé leur service militaire dans l’armée française, combattu les nazis et subi la défaite. Pour empêcher les désertions, les Allemands instaurèrent le « Sippenhaftgesetz », (responsabilité collective), mesures de rétorsion prises contre ceux qui voulaient échapper à l’incorporation mais aussi contre les membres de la famille. Alors ce fut à contre-cœur que les hommes revêtirent l’uniforme allemand honni.

Plus de 130 000 Alsaciens et Lorrains et 10 000 Luxembourgeois furent ainsi incorporés de force.

L’espionnage soviétique sur le front Est fonctionnait bien. Leur propagande lançait des tracts en français et en allemand pour inciter les Alsaciens à passer de leur côté, puisque l’URSS était l’ alliée de la France. Elle promettait de les rapatrier en France au plus vite. Durant la débâcle de l ‘armée nazie, des milliers de soldats suivirent cet appel et se sont retrouvés dans des camps de prisonniers, soit -disant « camp de la liberté ».

Pendant le long transfert à pied et en train de marchandises, beaucoup mourraient. Ce fut le cas de Charles Gruber, mort à Ufa selon le témoignage de Willy Decker, boucher à Graffenstaden à son retour de captivité. La plupart furent enfermés dans le fameux camp n°188 dans la forêt de Rada, près de Tambov, un lieu où furent rassemblés des prisonniers français et d’autres pays jusqu ‘à la fin de la guerre. Le choc a été terrible : ils découvraient un autre monde, le système communiste. Dépouillés de leurs bottes et de leur manteau, ils durent faire face aux terribles hivers russes.

Les conditions de vie dans le camp

Dans ce camp prévu en 1942 pour les soldats de l’Armée rouge prisonniers par les Allemands, furent prisonniers plus de 18 000 hommes (bien plus que la capacité théorique) et on estime que 6 000 à 8 000 personnes y sont morts. Le camp ressemble à tous les autres camps des dictatures, avec ses 4 rangées de barbelés, ses 5 miradors, ses baraques surpeuplées, destinées chacune à recevoir en principe 120 prisonniers, mais en comptant jusqu’à 350.

Le site initial est un ancien polygone d’artillerie situé dans une zone boisée et marécageuse. À plusieurs reprises, les autorités ont augmenté la capacité du camp.

1 900 Alsaciens et Lorrains y ont mené une vie infernale à partir de juin 1943. Même si le gouvernement soviétique avait conscience de la situation tragique et anormale dans laquelle se trouvaient les soldats alsaciens et lorrains, et s’il faisait la différence dans la masse des prisonniers de guerre entre les Français et les autres, la vie dans le camp était très dure, marquée par la faim : la distribution d’une soupe claire dans laquelle nageaient quelques morceaux de betterave se faisait dans des boites de conserve vides.

Jean Trebès qui avait la chance de travailler dans les cuisines donnait souvent en cachette un morceau de pain à un de ses camarades moins bien loti, malgré les risques encourus. Il arrivait aussi à quémander un peu de Mahorka, nom du tabac, auprès des gardiens du camp. Les Kapos étaient « des Français, des Alsaciens ». Certains faisant régner l’ordre durement, avec des sanctions sévères en cas de manquement, comme la « corvée des chiottes, la nuit, par moins 40°». Leur chef ne serait jamais rentré en Alsace.Beaucoup de prisonniers sombrèrent dans le désespoir devant ce sentiment d’injustice, de trahison.

Michel Alfred Kapp, qui avait été frappé par un coup de crosse sur le visage, dut la vie à Jean Camisart, un jardinier de la Robertsau. La distribution de l’eau se faisait une fois par jour dans un tonneau. Les premiers servis n’en laissaient pas assez aux derniers. Pour mieux résister aux terribles hivers, les baraques, construites par les prisonniers eux-mêmes, étaient à moitié enterrées dans le sol. Des châlits en bois, à deux niveaux, avec moins de 2 m2 par personne, ne permettaient pas un sommeil réparateur.

Charles Schott raconte que tout le groupe devait se tourner en même temps. Ceux qui étaient morts durant la nuit étaient mis par terre et ramenés sur la place de l’appel le matin. Le manque d’hygiène était grave. Beaucoup mourraient du typhus.

Théophile Schreiber avait attrapé cette terrible fièvre et en serait mort si des camarades ne lui avaient pas donné des quignons de pain pour le requinquer.

Georges Lehmann et Louis Mutschler y laissèrent leur vie.

Le travail forcé

Le travail forcé à l’intérieur ou à l’extérieur du camp dans ces conditions était difficile : Edouard Gasser fut employé en ville à des travaux de démolition et d’aménagement. Théophile Schreiber participa à des travaux de fauchage. Beaucoup se portaient candidats à ce travail dans les prés, car les grenouilles y grouillaient. Les cuisses de ces batraciens et toutes les racines comestibles qu’il y trouvait amélioraient son quotidien. Mais les autorités faisaient passer des tests d’aptitude et ne prenaient que les plus aptes.

Charles Schott et Frédéric Muthig travaillaient dans la forêt au ramassage du bois et à sa distribution dans les divers endroits du camp.

Mais le plus pénible était le travail à longueur de journée dans l’humidité des tourbières qu’ accomplissait Bernard Finck.

Le retour à Plobsheim

Pour le retour à la maison, il ne fallait pas être malade ou trop faible.

Georges Schwentzel mourut en cours de route à Francfort-sur-l’Oder. Les survivants rappellent tous que Jean Trebès, déjà généreux en pain et en tabac, avait laissé sa place à plusieurs reprises à d’autres camarades de Plobsheim pour qu’ils puissent rentrer au plus vite ! Il fut le dernier à rentrer au village et mena ensuite une vie marginale.

Suite à un accord entre l’URSS et le Comité de la France Libre, en juillet 44, 1 500 prisonniers purent être acheminés vers l’Afrique du Nord via Téhéran et la Palestine. 

Aucun des hommes de Plobsheim ne figurait sur cette liste. Malgré les promesses de rapatriements ultérieurs, à Moscou, les blocages se multiplient, qu’ils soient liés à la complexité du dossier pour les Soviétiques (comment trier les Alsaciens-Lorrains des Allemands, les « Malgré-Nous » des collaborateurs ?), à la rétention d’informations, aux réticences à se séparer d’une utile main-d’œuvre quasi gratuite, ou aux enjeux diplomatiques. Moscou exige en effet le rapatriement réciproque des citoyens soviétiques qui se trouvent en France ou dans la zone française d’Occupation en Allemagne et en Autriche, et qui, s’appuyant sur une résolution de l’ONU, refusent ce retour forcé.

D’autre part, à la Libération, le Général de Gaulle n’intervient que mollement en leur faveur, ne voulant mécontenter ni les communistes français très puissants, ni Staline avec qui il envisage certaines alliances politiques. Les autres prisonniers restèrent donc plus longtemps. Ils rentrèrent souvent par Bruxelles et de longs passages administratifs dans des gares de triages, avec une enquête des Renseignements généraux.

Le dernier à rentrer en Alsace fut Jean Jacques Remetter en 1955.

Ils reprirent leur vie de famille et professionnelle sans trop parler de l’enfer qu’ils avaient vécu.

Les malades furent pris en charge. Mais la médecine ne pouvait pas faire de miracle, et Raymond Bapst mourut à l’hôpital de Strasbourg dès son retour.

Ce n’est qu’en 1965, lors d’une réunion des Anciens de Tambov à Obernai, qu’il fut question de « réparations propres à leur situation ».
Les Alsaciens décédés sous l’uniforme allemand auront par la suite le statut de « morts pour la France ».

Espérons que le projet de graver le nom des 52 000 morts alsaciens et mosellans durant la seconde Guerre mondiale sur le Mur des noms au Mémorial de Schirmeck verra le jour, pour ne pas oublier définitivement les plus de 30 000 incorporés de force, souvent tombés sur le front de l ‘Est !

L’ouverture des Archives soviétiques, grâce au conseil départemental du Bas Rhin, permet à présent aux historiens d’approfondir leurs recherches. Depuis 1996, l’association "Pèlerinage Tambov" se rend tous les deux ans en Russie, sur le site de l’ancien camp d’internement à 400 km environ de Moscou. Durant l’été 2018, elle a inauguré le nouveau cimetière englobant une cinquantaine de fosses communes, un aménagement réalisé par des partenaires russes et financé par l’association grâce à diverses subventions et cotisations.

Les Russes également s’intéressent de plus en plus à ce pan terrible de leur histoire : des livres traduisent les ouvrages des témoignages alsaciens.

Tambov 1

Merci à tous ceux qui nous ont prêté des photos et apporté leurs témoignages. Si nous avons oublié de parler de certains, merci d’adresser vos informations au Giessen.

Sources :
- Tambov : révélations des archives soviétiques , éditions La Nuée Bleue 2010
- pagesperso.orange.fr
- mosellehumiliée.com association « pélerinage Tambov »

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