Richard DIDIO
11 Avenue Beauséjour
CONFLANS STE HONORINE
78700
ANCIEN DE LA 2e D.B.
Médaille Militaire
Chevalier de la Légion d'Honneur
Le 26 Novembre 1993
Monsieur le Maire,
Chaque hiver depuis bientôt 50 ans et toujours fin novembre je pense à votre village car j'y ai vécu une merveilleuse aventure.
Nous venions de libérer STRASBOURG quelques jours plus tard nous arrivions à PLOBSHEIM, combats rapides mais intenses. Après avoir inspecté les maisons, notre groupe s'éparpille afin de surveiller les alentours.
Avec notre Half-track nous nous installons bien camouflés dans une cour de maison face à la plaine bordée d'une forêt... la forêt, synonyme pour nous d'embuscade d'où notre tension et notre angoisse, mais malgré quelques tirs sporadiques, la nuit est calme. Et le jour se lève sur nos membres engourdis par la veille et le froid.
Tout à coup la sentinelle nous alerte, aussitôt nous bondissons brusquement éveillés, la main sur nos armes, prêts à faire feu. Devant nos yeux un homme en uniforme, bottes aux pieds, casquette sur les yeux, pédale en direction du village, on dirait un militaire. Nous le regardons s'approcher, son attitude n'est pas suspecte mais il a l'air très pressé, enthousiaste même !
Nous le sommons de stopper. Il n'est pas très grand si ma mémoire est bonne. Son regard est un peu angoissé à présent qu'il se trouve face à des combattants qui paraissent déterminés, ses bras sont à demi levés paumes tournées vers nous pour que nous constations qu'il n'est pas armé. Il dit quelques mots : France, ami, Friend ! (nous étions habillés comme des américains). Après quelques mots échangés, notre homme baisse les bras, son visage est radieux, il rit, mais vous êtes "français" quelle chance, nous vous attendions pas si vite, «vive la France» mais quelqu'un lui demande sèchement quel est l'uniforme qu'il porte. "Je suis garde forestier, j'habite là-bas dans la forêt".
La tension baisse et nous levons le verre de l'amitié. Il nous dit que les Allemands ne sont pas dans son secteur. Ils ont dû partir précipitamment mais il n'a rien vu, car cette nuit il assistait le docteur et réconfortait sa femme qui a donné le jour à une merveilleuse petite fille. Et de nouveau enthousiaste il nous serre les mains, nous remercie, vous vous rendez compte... la "Première Française" née au pays depuis 4 ans. Et enfermé dans son bonheur il nous fait signe de le suivre, "venez voir ma fille... au bout du village un ami nous prêtera une bicyclette".
Nous refusons, pas question de nous enfoncer dans la forêt sans ordre, nous risquons de tomber dans une embuscade, sait-on jamais... Allez au revoir, plein de bonheur pour la petite fille... félicitations... des jours meilleurs vont arriver maintenant que nous sommes à Plobsheim.
Et voilà que cet homme radieux et transporté de bonheur quelques minutes auparavant nous parait si déçu, si triste. Il nous regarde les uns après les autres, les yeux nous interrogent incrédules, il ne comprend pas pourquoi nous ne le suivons pas. Puis haussant les épaules tristement, la tête basse, le vélo à la main, il part en traînant les pieds comme un vieil homme à qui l'on vient d'arracher son rêve, un homme sans espoir.
Et je pense que c'est cette silhouette voûtée, vaincue, qui m'a fait sauter du Half-Track en lui criant de m'attendre. Les camarades me conseillent de ne pas y aller espérant me retenir, mais je pars malgré tout, longeant le village côté plaine. Nous récupérons une seconde bicyclette chez des amis et nous roulons à travers des champs vers la forêt, mes jambes sont lourdes, est-ce le manque d’entraînement ou l'angoisse de rouler derrière cet homme qui tout à coup me semble inconnu, hostile, la silhouette ne m'est plus sympathique. Nous entrons dans la forêt, j'ai l'impression que chaque arbre dissimule un ennemi. Après tout je suis dans une zone dangereuse, une zone de combat. Mon dieu, pourquoi m'être mis dans une telle situation, c'est un cauchemar, je suis seul sans mes copains, si seulement ils étaient là...
Et tout à coup une petite maison se dessine devant mes yeux. Le garde appelle, la porte s'ouvre, je suis sur le qui vive, un homme de haute stature se profile revêtu d'un immense manteau gris, le cou enveloppé d'une grande écharpe, son chapeau au-dessus d'yeux vifs cerclés de petites lunettes d'acier, le visage recouvert d'une barbe poivre et sel... « Docteur tout va bien ? » Je suis introduit vivement dans la maison douillette, il y fait bon. Je vis un rêve...
J'entends le garde relater les dernières nouvelles, les Français sont là, "Félicitations" du Docteur, on m’entraîne, "venez voir ma fille". Je suis très ému d'être là en contact avec le mystère de la naissance. Même l'air que je respire est particulier. C'est une atmosphère spéciale. Face à la maman blottie sous un énorme édredon je ne sais plus quoi dire "Madame... félicitations, mes hommages...". Elle soulève l'édredon, dans son bras j'aperçois une toute petite tête, je suis très ému, tout le monde à l'air si heureux, c'est le bonheur.
Et voilà que la maman me tend sa petite fille, je panique, j'ai si peur de la lâcher... Depuis novembre 42 je vis dans la guerre avec ses morts, ses blessés, ses décombres et aujourd'hui que m'arrive-t-il ? J'ai 20 ans, je suis soldat : la Tripolitaine, la Tunisie, le Maroc, l'Angleterre, le débarquement en Normandie, la libération d'Alençon, Rennes, Paris, Nancy, Strasbourg et me voilà dans une petite maison au milieu de la forêt de Plobsheim avec un nouveau-né dans les bras.
Mes yeux se remplissent d'eau et avant que les larmes ne jaillissent je me penche sur le lit pour y déposer le précieux paquet, mon cœur fond, je le reprends, je l'embrasse doucement et le rends à sa maman. Je ne trouve pas mes mots, je n'ai rien sur moi, à oui mon insigne de la 2e DB que j'épingle sur le lange de la première française née le jour de la libération de son village.
Et je suis reparti harassé d'émotion vers mes copains qui m'attendaient anxieux. Je retrouvais un monde que je connaissais mieux, mais je dois dire que depuis cette aventure exceptionnelle, je n'ai plus été le même, non pas tout à fait le même.
Voilà pourquoi, Monsieur le Maire, un peu de mon cœur est resté à Plobsheim.
Mon récit est un peu long, merci d'en avoir pris connaissance. Vous savez les anciens combattants aiment à évoquer leurs souvenirs, celui-ci fut l'un de mes meilleurs.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Maire, mes sincères salutations.
Signé : R. DIDIO
P.S. : Une amie strasbourgeoise à qui ma femme avait raconté cette histoire a retrouvé cette petite fille bien des années plus tard, c'est à dire 36 ans plus tard. Nous ne nous sommes pas revus. Il y avait de la réserve chez elle, je crois j'ai son adresse de l'époque. Nous avons échangé quelques courriers, mais je n'ai pas su lui communiquer mon émotion peut-être ? Cependant elle a encore en sa possession mon insigne de la 2e D.B. ! Si pour l'anniversaire de la libération de votre ville cette histoire peut faire une rubrique dans votre journal, je vous la livre comme je l'ai vécue.